Une légitimité patrimoniale et culturelle
Entre la mer, à l’est, et les rives de l’étang de Saint-Nazaire, au sud, la colline de l’Esparrou, un coteau caillouteux entouré de prairies marécageuses, constitue un site naturel exceptionnel, encore épargné par l’urbanisation balnéaire qui, à partir des années 1950, a gagné les landes sablonneuses s’étendant entre le domaine et le rivage. Acquis en 1875 par Joseph Sauvy (1833- 1892), un négociant en vins perpignanais issu d’une de ces « nouvelles dynasties » qui prospérèrent grâce à l’arrivée du chemin de fer en Roussillon, le domaine, dédié à la monoculture viticole, n’est pendant des années, pour la famille Sauvy, qu’une propriété de rapport, où elle ne réside que quelques semaines par an dans la vieille maison de maître attenante aux bâtiments agricoles. Pourtant, dès la fin des années 1870, Joseph Sauvy aménage, sur l’extrémité et les pentes du coteau tournées vers la mer, un parc d’agrément, planté d’essences méditerranéennes. En 1889, lorsqu’il décide de faire construire, sur le point le plus élevé du parc, un château, il s’adresse à Viggo Dorph Petersen (1851-1937), un architecte danois récemment installé à Perpignan.
Combinant la référence historiciste aux châteaux de la Loire, très sollicitée dans les constructions de prestige de l’époque, avec des accents rationalistes conférant à l’édifice une certaine austérité, L’Esparrou, aux antipodes de la tradition catalane, sera sa première réalisation significative dans la région. Elle sera suffisamment remarquée pour que Petersen s’impose en quelques années comme le maître d’œuvre attitré des grandes familles de la bourgeoisie roussillonnaise, notamment les Bardou et leurs alliés, propriétaires des usines de papier à cigarettes Job, pour lesquels il édifie les châteaux d’Aubiry, du Parc-Ducup et de Valmy, qui, au même titre que l’Esparrou, constituent aujourd’hui des « marqueurs » patrimoniaux du xixe siècle en Roussillon.
Lieux d’accueil artistique
Si les successeurs de Joseph Sauvy, notamment son fils Eugène (1868-1917), qui fut maire de Perpignan au début du xxe siècle et administrateur du quotidien L’Indépendant, et son petit-fils Joseph (1898-1961), l’un des fondateurs de la Mutualité agricole des Pyrénées-Orientales, jouent dans la vie publique un rôle traditionnel de notables, aux convictions républicaines favorables à l’ordre établi, la famille se montre également sensible à la vie artistique et intellectuelle de son temps. Ardent wagnérien et proche des milieux symbolistes, François (1861-1906), frère d’Eugène, est l’auteur de plusieurs romans dont Loin de la vie (1889), où il évoque l’Esparrou sous le nom de l’Esquerre, et fréquente à Paris de nombreux écrivains, dont Élémir Bourges et Maurice Bouchor, qu’il reçoit à l’Esparrou en 1893. Maison ouverte, l’Esparrou accueille aussi des artistes représentatifs du dynamisme de la vie artistique catalane, dont les peintres Etienne Terrus et Louis Bausil ou encore les sculpteurs Faraill et Belloc, sans oublier Aristide Maillol, dont la réputation devient bientôt nationale. Plus tard, en 1923, le peintre roumain Alexis Macedonski séjournera pendant plusieurs mois à l’Esparrou, où il peint le grand tableau ornant aujourd’hui le vestibule, qui représente différents membres de la famille Sauvy et quelques-uns de leurs amis devant le port de Collioure. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la maison, avant d’être occupée par l’armée allemande, est fréquentée par Jean Cocteau et Jean Marais, chassés par l’exode, qui résident à Perpignan chez le Dr Nicolau, grand ami de Joseph Sauvy. Ce dernier y rencontre le peintre Raoul Dufy qui, pendant quelques années, occupera à Perpignan l’appartement laissé vacant par le décès de Rose Sauvy, exécutant plusieurs vues du salon qu’orne une console Louis XV. Riche de ce passé, L’Esparrou, dont les deux tours émergent des frondaisons du parc, demeure une silhouette familière du paysage catalan, que l’écrivain Claude Simon, dont la famille maternelle était liée aux Sauvy, n’a pas manqué d’évoquer dans son dernier roman, Le Tramway (2001).